samedi 20 novembre 2010

Pour Luca Guadagnino, Tilda Swinton e loro Amore.

luca guadagnino
Amore est un titre osé, presque prétentieux. Il s'oublie aussitôt dès les premières vues glaciales de la ville de Milan sous la neige et se justifie au coeur de l'intrigue culinaire et sonore du film. Le maestro qu'a dû devenir Luca Guadagnino lors de l'intense complexité de sa tragédie, le place au niveau de ses illustres prédécesseurs italiens, chantres libres et engagés de l'après-guerre, réinventant le cinéma dans la rue, dans les studios, sous la menace ou en voyage... Le voilà, assez seul dans son genre, de l'autre côté de l'océan, sans oeuvre antécédente, face aux productions hollywoodiennes les plus ambitieuses, de Martin Scorsese à un plus jeune Paul Thomas Anderson, leur cédant quelques vocabulaires communs et les défiant soudain en grâce et en profondeur.

Dans ce cinéma spectaculaire, conscient de ses effets et généreux en artifices, la littérature semble pourtant s'immiscer et imposer une narration attentive. Evitant la pensée unique, elle dissimule son jeu, avec sa pluralité d'individus, de vies uniques et précieuses parce que l'écrivain s'attarde à leur existence réelle, méjugeables, indépendantes et intriquées, au milieu desquelles se dessine la passion amoureuse et irréversible d'Emma Recchi. Difficile de retranscrire ses impressions quand l'interprétation trouble le spectateur au point qu'il ait l'impression de se plonger dans l'être d'une femme et dans ses aspirations, et que toutes les images du film semblent passer par cette même sensibilité. C'est une longue histoire qui habite ces images, une amitié professionnelle qui lie Tilda Swinton, l'héroïne souveraine de ce roman filmique et Luca Guadagnino son réalisateur. L'obsession commune qui les motive depuis 10 ans est tellement simple qu'elle en est effroyablement ambitieuse : celle d'élire le sentiment amoureux comme le personnage central d'un film.


Grâce à cette chimère, à ce feu, j'ai eu la chance d'être emporté dans un flot de sensations et d'émotions, découvrant une kyrielle d'acteurs, chacun devenant irremplaçable. Pippo Delbono, metteur en scène de performances et d'un théâtre débridé, se métamorphose en patron-esclave d'une grande industrie de textile et se révèle d'une gravité saisissante. Ses fils et ses filles, en successeurs embarrassés deviennent si fragiles ou si forts que le tourment s'intensifie et éclate en brasier culturel et social. L'amour emportera tout, on le comprend peu à peu et de plus en plus sérieusement. Deux corps nus jouxtent leur épiderme, cotoyés par des insectes affairés. Une saison chaude, la menace de l'orage, la musique de John Adams sur laquelle certaines scènes ont été conçu, orchestrent le destin irrépressible de l'amour et scellent son plaisir à sa cruauté. Les ornements, les coiffures et les bijoux, tout cet appareillage illusoire accentue le contraste des sentiments. Argent, gemmes rares, porcelaine et nacre donnent à voir toute l'ambiguïté de leur rareté. Sidérant notre regard dans les endroits les plus sombres, les précieuses matières nous renvoient à la vacuité inéluctable de nos chairs, à la supériorité de nos sentiments et de nos choix. Ce film m'est devenu inoubliable.


Sylvain Pack.

vendredi 12 novembre 2010

Pour Patrick Watson, une "musique libre".

Patrick Watson
Je ne sais pas comment identifier ce qui me touche autant dans l'album Wooden arms de Patrick Watson. Je ne serai pas non plus comment éviter ma subjectivité émotive à la rencontre de cette voix vaporeuse, toujours attirée vers des circonvolutions plus aériennes. Avant Wooden arms , le son de ces musiciens aimait souvent à se perdre ou à se chercher. On y trouvait déjà le plaisir du passage, se spécialisant dans un art fluide, propre au glissement de terrains. Dans un même morceau, sans désinvolture, le groupe pouvait contempler froidement les eaux noires de l'écho et de l'oubli, empruntant, puis allégeant une valse psychédélique, et se retrouver soudain autour d'un couffin et lui offrir une berceuse tout aussi enveloppante.

Génération de stars vocales qui ne cachent plus ses références, qui ne tuent plus ses pères mais les mettent en avant jusqu'à revendiquer les mêmes textures, les mêmes formes, comme si ce lien manquait et qu'il fallait le combler. Arcade Fire portée par la fougue de The Cure, de David Bowie, Patrick Watson par Jeff Buckley, Pink Floyd... S'ancrer dans une musique récente, encore vivante, puis tisser des liens avec les prochaines, patiemment, en apprenant sur scène, en exerçant ses sensations avec le public. Se rendre poreux, travailler la surface, devant 5000 personnes, risquer la fragilité d'une ballade pour des amis croisés. Avoir l'impression que donner ce moment est plus important que de savoir le jouer.

Je parlais avec un ami, anthropologue sonore, de musique libre, terme qu'il semblait vouloir emprunter pour définir une musique décomplexée, tout un chacun jouant comme il peut avec ce qu'il veut donner pour entrer en relation avec l'autre. Ce qui n'enlève en rien au fait de savoir, de connaitre un air, un instrument. Bien au contraire, une musique libre comme une invitation à découvrir sa propre manière de jouer. C'est sûrement de là que Patrick Watson est parti et a pu rencontrer Lhasa de Sela pour nous offrir les compositions bouleversantes de Wooden arms. Lhasa est aussi une musicienne errante, d'origine canadienne, fille de voyageurs, prompte au jam partagé au détour de la route. Chemin d'amours et de solitudes douloureuses accueilli par la voix extraordinairement écoutante de Patrick Watson. Particularité rare de ces corps : instruments accompagnateurs, parfois si loin derrière et parfois si proche, sans jamais se dérober à la présence de l'autre.

Lhasa Patrick Watson
Sylvain Pack.