mercredi 29 décembre 2010

Pour Bruno Dumont, tableaux et tabous.

Bruno Dumont dépose chacun de ses films dans le silence qui les habite. Le temps dévolue à la suspension, à l'intériorité déploie chez lui des images qui semblent toutes neuves, jamais montrées, cachées pourtant tout autour de nous. Le silence choisie, comme une proposition d'arrêter de penser ou de réfléchir offre d'autres disponibilités.

L'humanité
nous proposait de suivre les tourments affectifs d'un être marginal, vivant chez sa mère, dont tous les évènements du film tendaient à suspecter la morale. Le pire menace et traque la conscience du spectateur tout au long des séquences. Pourtant le silence de Bruno Dumont repousse notre colère, jusqu'à faire céder les acquis de nos propres jugements. Les tableaux demeurent, les couleurs du nord résistent et la grâce saisit peu à peu les longs déplacements de Pharaon, interprété par Emmanuel Schotte. Le pari pris sur la présence et la participation du spectateur est si affirmé qu'il induit, à la fin du film, un geste de confiance qui lui est alors remis. Bruno Dumont parle lui-même de victoire pour le spectateur. Ses films sollicitent effectivement en nous une autre qualité de réception, celle que demandent certains tableaux.
Cette lente inscription visuelle et sonore, transmise par la fréquentation d'oeuvres picturales, nous permet un temps plus adéquat à la con-naissance. Réapprendre sans les erreurs de l'accumulation ou d'un acquis scellé, renaître pour agir, c'est regarder les méandres, les consulter et les résoudre. Les tableaux parlants d' Hadewijch ou de Flandres inspectent ainsi sans avis interposé la violence et la quête d'absolu de l'homme par touches sûres et étudiées. Le réalisateur restitue la manière dont la lumière contraste et peut brûler la peau de personnes singulières pris dans un moment intense de leur parcours. (...)

mercredi 15 décembre 2010

Pour Alexandra Guillot et la poésie en art plastique.

La poésie plastique d’Alexandra Guillot a de nombreuses constances : certaines flexibles, souples même lâches, d’autres tenaces, sont extrêmement tendues, résistantes. Je me demande aujourd’hui par quoi commence-t-elle, dans quel ordre cela se fait, quelle rapport électif entretient-elle avec la matière ? Quand on vous amène à croire que vous circulez dans une forêt enchantée dans un lieu éminemment soporifique et faussement neutre d’une galerie ou d’un musée avec 5, 6 troncs en mousse découpés à la scie électrique pour gigot, y aurait-il quelques nécessités intérieures ou quelques envies de persuasion qui dépassent la simple virtuosité sculpturale ?


Cette pièce environnementale et féerique, plus auto-biographique qu’on ne le pense, est l’aboutissement de nombreux essais et connaîtra-t-elle encore sans doute d’autres activations. Je crois que l’exercice de répétition formelle est à la base de la majorité des réalisations d’Alexandra Guillot. Sans démonstration aucune mais en connaissance de causes (les dates et les photographies d’Opalka, les cartes et l’encre d’Alighero Boeti) Alexandra Guillot recouvre des cahiers à carreau d’innombrables croix distinctes, faites au stylo, les unes à côté des autres, remplissant chaque jour des pages, et des pages, et des pages… En existent-t-ils de parfaites ? Sur les milliers déjà tracées, y en aurait-il une identique à une autre ?

Ce travail d’anti-mort, de présence à la mort est une sombre introduction à l’éclosion et à la diffusion actuelle de son vocabulaire plastique mais il trouve légitimité dans l’observation de ses matériaux et de leurs agencements. Le stylo et le cahier en sont de redoutables. Évidents, fragiles, forts. On peut tous mourir. On va tous mourir mais nous en avons différemment conscience. Je crois qu’Alexandra Guillot le répète sans cesse sur ses cahiers du tout-le-monde. La vie du cahier est une prison inflexible sur laquelle l’artiste coche le temps. Et pendant que cette méditation active se répète, les cahiers deviennent peu à peu des sculptures solides et muettes, au milieu du vacarme des productions de l’art, redonnant toutes les libertés au vacuum de la papeterie, de la lettre, du message.(...)

Alexandra Guillot fait aujourd’hui une lecture toute personnelle de l’art post-moderne et de l’art contemporain. Tout comme l’utilisation constante qu’elle a du Yi-king, des bâtons et de la fumée, la jeune sybilline redistribue les cartes d’un jeu de l’art plus que secoué, pour en faire des énigmes individuelles, toujours plus coriaces, toujours plus sérieuses. Au-delà d’un jeu de mot et d’une participation à l’exercice de la fameuse phrase lumineuse, que vois-je dans la dernière pièce que l’artiste réalise pour écrire le mot néon avec du fil électrique au bout duquel une ampoule brille ? … certes une appartenance désormais familière à l’arte povera, à l’humour de Bruce Nauman et de ses descendants mais j’y trouve surtout de quoi m’y perdre. Ce qui est devenu pour moi, sans que je m’en rende compte, une sorte de critère d’appréciation. Être perdu mais guidé, les yeux dans l’inconnu mais que je sente encore comme une présence, une tension.

Ici cela pourrait être comme :

- une action qui échappe à la tautologie formelle qui devrait l’attendre.

- le résumé d’un poème nostalgique et néantisant. Un haïku, un casse-tête chinois (qui n’est pas étranger à son parcours de jeune artiste puisqu’un post-diplôme d’étudiant en art lui avait été octroyé en 200 (?) pour qu’elle poursuive et déroule ce lien à une pensée asiatique déjà féconde).

- une indomesticité de l’Idée, « Ceci n’est pas une pipe » (René Magritte)…

La main qui est tendue ici pour moi, en tant que spectateur, c’est la simplicité et l’accessibilité à la réalisation factuelle de l’objet. J’ai l’impression que j’aurais pu le faire… Nous pouvons tous faire de l’art. Je pense maintenant qu’il s’agit plutôt d’une distinction gracieuse et secrète de présenter son regard au monde, cachant habilement la réalité autrement plus complexe de faire aboutir des processus artistiques et celle de faire plier la matière à des fantasmes ou des contradictions personnelles.

J’imagine dans les gestes d’Alexandra Guillot une dévaluation consciente de la matière, comme pour mieux s’en jouer, une dépréciation active, qui lui permet beaucoup de liberté dans les matériaux utilisés, qui lui permet de « rehausser », de « rejoindre » sa vie aux poèmes épars qu’elle écrit. « Fragile, Fragile… » sont les mots que répètent sans cesse de longs scotchs déroulés, tressés habilement, recouvrant l’entièreté d’un parquet. Voici une pièce d’Alexandra Guillot dont on peut immédiatement saisir toute la dimension vibratile, reconnaissable entre milles, à la façon du scribe patient et méticuleux, conscient du mot, de convoquer les autres, les cachés, les « fragiles » : raboteurs, « galériens », manutentionnaires.


Qui n’eut pensé à telle intervention si ce n’est le poète, qui retrouve, sur le plus usité des appareils humains qu’est le sol, l’immensité d’une page ? Alexandra Guillot passe beaucoup de temps avec elle-même. Sinon elle travaille pour nous, régulièrement, de manière discrète, observatrice de certaines beautés, de certaines disgrâces qu’elle mentionne et conserve pour réfléchir à posteriori, pour penser des raisons de vivre. Je veux ici distinguer veux le dépassement réaliste des avant-gardes du XXe siècle et surtout, en sus-dit, la lucidité acquise d’un monde sociétal inégalitaire et auto-réprimé. Le récit journalier qu’elle avait entrepris lors de son séjour en Chine (qu’elle pourrait tout autant reprendre, aujourd’hui, en France) et dont je fus un des heureux lecteurs en est le dernier et parfait exemple : jamais l’artiste ne manqua de jaillir au milieu d’annotations intimes et d’élargir notre expérience affective à une expérience réactive, électrique, de révolte commune.


http://www.dailymotion.com/video/xg7vlc_silencio_creation

Sylvain Pack.