samedi 16 avril 2011

Quête de non sens

 (Prémices d'un art humain retour)

Il y a un doute légitime, une suspicion précise sur la formulation d'un sens que proposerait l'oeuvre d'art. Transcendance, Critique, Sublimation, Représentation pourraient figurer parmi les notions esthétiques redoutées par certaines démarches et techniques marquantes du dernier siècle. Nous pourrions chercher des raisons mais je crains qu'elles soient par trop multiples selon les personnalités engagées (parfois malgré elle), dans cette quête de non sens. On pourrait évoquer le défi philosophique athéiste, la poésie païenne, le théâtre de l'absurde, la saturation du spectacle, l'art pour l'art, l'invention du quotidien*(...) mais il y aurait le risque regrettable d'ajouter à ces oeuvres et ces processus un nouveau sens, réactionnaire, ou, pire, visionnaire. Est-ce à dire qu'il s'agit d'un art paranoïaque, mû par la peur, le dégoût et le refus de l'histoire ?... peut-être tout au contraire, une volonté antique et primitive y oublierait consciencieusement le temps et l'espace, habituellement traités, organisés par la pratique artistique, au fait des progrès scientifiques, de l'importance des théories empiriques, un pied dans le Yi-King, un autre dans la physique quantique.

Je vois immédiatement se dessiner certaines pièces de Merce Cunningham et John Cage. Travaillant chacun de leur côté sur des compositions aléatoires, tirant leurs sections écrites au dé ou à la pièce, faisant se rencontrer, lors d'une représentation publique, leur objet distinct, invitant des plasticiens au même jeu et reléguant le temps au rôle, appauvri, de chronomètre. Ces manifestations et d'autres plus anciennes, dadaïstes et même romantiques, auront des conséquences explicites sur les partitions, le mouvement et les matières dont vont se servir les artistes. La Judson Church rassemblera à New York tous les expérimentateurs curieux de métissage et de nouveauté, disqualifiant les frontières entre pratique dansée, performée ou plastique. La danseuse et chorégraphe Anna Halprin y testera tous les processus de temps réel, d'espace de représentation désacralisé pour être finalement rejoints par les non-moins influents et singuliers Trisha Brown, La Monte Young, Robert Morris, Bruce Nauman, Meredith Monk, Yvonne Rainer, Bruce Nauman, le Bread and Puppet Theater, Terry Riley... Pourtant où peut-on distinguer vraiment chez ces créateurs une quête de non-sens ?

Il y a dans l'écriture chorégraphique de certaines de ces personnes de nombreux moments dévolus à l'inattendu. Tandis que nous suspectons la destination évidente d'une trajectoire corporelle, le schéma se rompt et vaque à un épanouissement tout à fait contraire à notre compréhension, ou même à la nature de ce qu'il manifestait. Plus tard, dans les propositions scéniques de la non-danse, de l'improvisation et des performances actuelles, cette forme d'écriture semble être assimilée comme une technique en soi. A-t-elle été analysé ou est-elle passé dans le langage de l'art vivant comme la signature invisible d'une révolution de la perception ? 
Ouvrant habilement ou instinctivement la provocation de Marcel Duchamp (ce sont les regardeurs qui font le tableau), Julyen Hamilton, créateur et transmetteur de la Composition Instantanée**, aime à répéter que cette révolution, cette inversion est immémoriale. Aucune nécessité de créer du sens dans une pièce, le spectateur aura toujours besoin de le faire pour lui-même. Il ne peut pas s'en empêcher.


Hors ces formes improvisatoires, performances ou dispositifs ouverts ont précisé leur langage depuis, grâce notamment à ses précurseurs qui n'ont pas cédé à des spectacularités faciles, mais aussi et surtout grâce aux communautés qu'ils ont créé à travers le monde. Je pense évidemment à ce courant qu'est le Contact Improvisation, qui irrigue la danse depuis 40 ans, créé par Steve Paxton et Nancy Stark Smith lors d'ateliers de recherches personnels et dont est issu Julyen Hamilton. Il suffit de savoir que les multiples jam-cessions, se déroulant aux quatre coins de la planète, rassemblent aujourd'hui autant de savoirs kinesthésiques, martiales, théâtrales et performatifs pour imaginer le nombre de croisements de ces connaissances. Il y a enfin un lien évident qui existe entre les hautes technologies, celles d'internet et de la robotique, et ces mouvements en cours. Cette quête du temps réel, de la perfection mécanique et de la métamorphose est un point de convergence. Elle nécessiterait un autre développement analytique.

* Michel de Certeau
** Composition Instantanée : Pratique perfectionnée de l'improvisation en un espace-temps défini par ses participants.

Sylvain Pack.